Ce que révèle l’affaire des cookie walls

Ça n’a l’air de rien, mais le sujet est d’importance. A l’approche d’une nouvelle mouture de la RGPD, il va être demandé aux sites webs de mettre à jour les fenêtres de consentement des cookies en mettant sur un pied d’égalité visuelle le bouton « Tout refuser » avec le bouton « Tout accepter ».

Vous n’y connaissez peut-être rien à l’économie numérique, mais je peux vous garantir que cette petite évolution recèle en elle un drame digne d’une tragédie antique.

Une drame digne d’une tragédie antique

Mais pourquoi est-ce important ? Pour le comprendre, il faut rappeler ce sens de ces fenêtres de consentement : elles sont tout simplement une forme de régulation du modèle économique de nombreux sites webs (et du Web, en général) en permettant à chaque citoyen européen de signer une sorte de contrat avec chaque éditeur de contenus sur le web concernant la manière dont cet éditeur est rémunéré. En gros : « Moi, citoyen, j’accepte que, toi, le site, tu me traces, pour obtenir des publicités qui correspondent à mes besoins précis et me permettent de mieux consommer ».

Cela signifie que lorsque vous arrivez sur un site et cliquez sur « Tout refuser », vous coupez une part des revenus publicitaires de ce site. A l’inverse, vous m’avez compris, il pourra continuer à vous pousser de la publicité ciblée pour pouvoir générer des revenus qui pourront continuer à l’aider à faire son métier.

Avant, et encore beaucoup maintenant, les fenêtres de cookie, c’était ça. Inutile de vous dire que par lassitude, tout le monde clique sur « Tout accepter »

Le bouton « tout refuser », le bouton qui tue tout

Mais avec la nouvelle formule de la RGPD se pose un réel problème : de source sûre, la mise à égalité du bouton « Tout refuser » avec le « Tout accepter » tourne nettement en faveur du premier. Réduisant en cendres tout ou partie des revenus publicitaires.

Une fenêtre RGPD selon la nouvelle règlementation… c’est encore pire !

Et ce qui devait arriver arriva ! Dans une logique presque implacable, voilà que ces sites, vivant des revenus publicitaires, exigent désormais de faire payer l’internaute : « acceptez les cookies ou payez » serait en quelque sorte leur nouveau laïus. Payer pour voir, quelle scandale, me direz-vous ! Alors que, c’est bien connu, sur le Web, tout est toujours gratuit !

Ce que j’appelle le « Pay or die! » Paye ou accepte les cookies. Peu de chance pour que cette proposition soit durable.

Permettez-moi d’apporter un peu mon point de vue sur le sujet, car il recèle à bien des égards, des points de réflexion passionnants sur l’économie numérique.

Les fenêtres de consentement sont une stupidité

J’ai toujours été contre, et je le suis encore. Loin d’aider les internautes à contrôler leurs données, loin d’instaurer une classe de consommateurs éclairés, elles ne font que transformer le Web en un enfer de clics inutiles.

Qu’on se le dise ! A chaque site que je visite, je dois donner mon consentement.

A titre personnel, je pense que j’en visite à peu près 50 à 60 par jour. Ok, je suis un professionnel, ce n’est peut-être pas autant pour tout le monde, mais est-ce que franchement vous imaginez qu’à chaque visite de site, chaque citoyen européen va se pencher sur l’ensemble des cookies déposés sur un site pour régler le degré de consentement et de publicité personnalisée qu’il va accorder à son éditeur ?

Une fois peut-être… deux fois, oui, pourquoi pas… trois fois, ça commence à être beaucoup, etc… vous m’avez compris… à la quatrième fois, même avec la meilleure volonté du monde, nous ne faisons tous plus que « Tout refuser » ou « Tout accepter »… sans vraiment d’ailleurs savoir pourquoi nous le faisons, mues uniquement par nos propres convictions : « Ah ah, je ne me ferai pas avoir par le grand capital et je refuse tous les cookies ! » ou « J’accepte tout, car j’ai confiance dans les marchands. »

Ces fenêtres de consentement sont une plaie dans ce qu’on appelle dans le jargon le « user journey », le voyage utilisateur en français… et ils sont un non sens : comment croire que le consentement soit libre dans ces conditions ? Ça ne vous rappelle pas le clic sans question sur les licences d’utilisation logicielle ?

Et d’ailleurs, avez-vous déjà ouvert le capot d’une fenêtre de consentement pour gérer les cookies ? Tiens, je vous en montre une :

Éclairant, n’est-ce pas ?

Et je suppose que le citoyen lambda qui ne baigne pas toute la journée dans l’univers du numérique s’y retrouvera parfaitement ( <- ironie, je le signale au cas où vous ne l’auriez pas perçue).

Les modèles économiques basés sur l’édition de contenus sont fragiles

Depuis des années déjà, le Web pose un énorme problème aux éditeurs de contenus et je doute que les gens qui travaillent dans la presse, par exemple, puissent me contredire.

Plusieurs raisons à cela :

  1. La consommation de contenus se fait majoritairement sur des terminaux numérique. Exit le papier, la télé, la radio ! Tout passe par le Web. Un canal ou s’entremêle tout et où de nouvelles concurrences sont apparues : des médias étrangers, des médias locaux, et surtout, surtout : les particuliers, dont beaucoup s’érigent eux mêmes en médias (pensez aux influenceurs, ces nouvelles stars, qui remplacent les fameux présentateurs TV des années 80)
  2. Dans ce monde de concurrence exacerbé, une arme commerciale imparable a surgi : la gratuité. C’est une lapalissade de le dire, mais le coût de diffusion d’un contenu est tombé tellement bas que tout le monde peut devenir producteur, surtout si vos contenus sont générés par vos propres consommateurs (comme c’est le cas pour les réseaux sociaux). Qui deviennent de facto des concurrents redoutables pour les créateurs de contenus professionnels (ex: Tiktok, Youtube, Medium, etc etc etc).
  3. Avec l’ultra domination de Google comme porte d’entrée sur le Web s’est dessinée la tentation pour de nombreux éditeurs de contenus d’offrir gratuitement leurs contenus pour gagner en visibilité (grâce au fameux SEO) et rentabiliser cette visibilité (car cela a un coût de se rendre visible) par la publicité, qui est devenue ciblée, car plus efficace.

Il a fallu un certain nombres d’année pour que ces éditeurs trouvent un équilibre économique dans ce nouveau contexte. Cf les errements d’un des plus emblématiques d’entre eux : le New York Times qui a toujours et est encore un leader en la matière (après, c’est vrai, de sacrés déchirements et de sacrées coupes budgétaires à la hache).

Mais bon an mal en, d’entre eux avaient fini par trouver une rentabilité dans ce nouveau monde.

L’invention de la RGPD

Or, quelques années plus tard, l’Union Européenne, fort de ses principes libéraux, se rendit compte que tout cela se faisait quand même un petit peu au détriment du consommateur qui innocemment se faisait piller ses données personnelles (celle qu’il consentait à donner sans le savoir) pour se faire bombarder de publicité ciblées (quoique des fois, avec une précision chirurgicale aussi fine qu’un bombardement massif de la 2nde guerre mondiale) et qu’il fallait donc rétablir les équilibres.

D’abord, parce que parfois, c’était simplement du vol : voir les scandales Cambridge Analytica, ou les fuites de données récurrentes de chez Facebook, et j’en passe, et des meilleures.

D’autre part, parce que pour l’Union Européenne, un citoyen libre est un citoyen éclairé capable de traiter ses données privées en tout état de conscience. Autrement dit, tant que je sais que mes données sont bien utilisées, j’ai bien le droit de laisser les affreuses sociétés capitalistes de les exploiter pour me rendre de meilleurs services, me faire des meilleures offres, ne me montrer que les pubs que j’ai envie de voir, etc.

On peut être d’accord avec ça ou pas, mais c’est ainsi que c’est pensé.

Et c’est ainsi que furent conçues et naquirent, sur nos écrans, les fameuses fenêtres de consentement dont le but était de permettre à tout un chacun et chacune de dire librement, à chaque visite de site, « oui, vous avez le droit d’exploiter mes données de navigation » etc… ou « non, vous n’avez pas le droit… » ou bien encore, « attendez, oui, mais non, je vais régler tout cela finement, même si je n’y comprends rien… et je serai un consommateur libre, agissant en pleine conscience dans le monde merveilleux de la consommation numérique ! »

Oui, mais bon, non… comme on l’a vu, le consentement éclairé, avec ce système de fenêtres, est surtout devenu le consentement par lassitude. Autrement dit : non éclairé.

Pourquoi tout cela doit être revu ?

Les fenêtres de consentement, les cookies walls, les pay walls ne sont qu’un symptôme hideux de ce qui va mal dans notre économie numérique. Un monde archi-concurrentiel où sont produits des contenus presque sans valeur qui démonétisent ceux qui ont de la valeur, et que les consommateurs consomment, croient-ils, gratuitement, comme des drogués qui ne comprennent pas que, finalement, ah si, ben tiens, oui, ces contenus sont finalement payants, car il faut bien des individus pour les fabriquer, des serveurs pour les héberger, de l’électricité pour les alimenter, et des développeurs pour que tout cela fonctionne.

Comment a-t-on pu en arriver à une telle aberration ?

  1. D’abord, parce que la législation produite, qu’on peut toujours discuter dans ses fondamentaux, reflète dans son application et dans sa forme une complexité qui, au lieu d’éclairer le citoyen, l’enquiquine et ne l’éclaire absolument pas. C’est réellement une problématique d’UX et je me demande si vraiment des spécialistes de ce métier avaient été sollicités pour pondre une solution aussi ridicule que les fenêtres de consentement (à mon avis, franchement non).

  2. Ensuite parce que s’est établi depuis trop longtemps la légende que le Web c’était gratuit. Eh bien, ça non. C’est tout à fait faux. Il n’y a rien de gratuit sur le web, ne serait que l’électricité que ça nécessite. Comme dirait l’autre, il y aurait tout une éducation à refaire.

    Gratuité qui n’est que la conséquence d’une économie de plateforme, celle des réseaux sociaux, où la norme s’est établie que tout le monde peut être un producteur de contenus. Il suffit pour le comprendre de comparer le coût et l’impact d’une vidéo prise avec un smartphone d’une bagarre de rue entre jeunes publiée sur Youtube et la même information produite par un journal comme, mettons, vraiment au hasard, Le Parisien. Évidemment, il n’y a même pas de concurrence possible tant elle est disproportionnée.

    Gratuité qui détruit la valeur de l’information quand elle est produite par des vrais professionnels, avec de la méthode, de l’honnêteté, de la rigueur. Avec une double conséquence : la défiance envers les médias et les éditeurs de contenus « officiels » et la tentation de ces derniers, même chez les meilleurs d’entre eux (je vois le Monde « avilir » ses titres d’année en année pour suivre la mode), de se tourner vers des contenus à sensation, sans profondeur et appauvrissants.

  3. Enfin, sans doute, peut-être, parce que la législation a été pensée sur des postulats économiques qui n’ont plus lieu d’être. L’économie numérique a des règles bien particulières, nouvelles, et je ne suis pas sûr que dans les couloirs de Bruxelles, malgré sans doute une belle concentration de matière grise, on suive tout cela à la bonne allure.

Quelles solutions ?

Oublier les fenêtres de consentement

Ce forçage de clic est dévalué par sa morne répétition et sa complexité. Peut-être y aurait-il un meilleur moyen de faire prendre conscience de ce modèle économique de la publicité ciblée et de ce qu’il implique en terme d’utilisation de données privées, par des avertissements mieux disséminés : lors du lancement pour la première fois du navigateur, lors du premier démarrage de l’ordinateur, etc…

Mieux donner le contrôle aux consommateurs

Pour moi, la solution existe déjà : c’est la navigation en mode privée. Beaucoup d’internautes l’utilisent déjà et savent déjà à quoi elle sert. Elle pourrait être mise plus en avant sur les navigateurs et pourrait être accompagné d’un message légal sur son usage.

Pour les éditeurs de contenus, abandonner le « pay or die »…

… que certains sont en train d’instituer. A mon avis, d’ailleurs, ils en reviendront très vite probablement à cause des chutes d’audience que cela leur provoquera.

Mais surtout, réfléchir à leur modèle d’affaire et imaginer plus activement de nouvelles sources de revenus

Je ne vais pas être gentil, mais je pense que baser uniquement ou majoritairement ses revenus sur de la publicité est un signe à la fois de paresse intellectuelle quand à la recherche d’une forme de monétisation, mais également d’un manque de créativité. On sait où ces modèles de gratuité subventionnés par les publicités mène : vers des productions médiocres tirant toujours vers le bas le marché dans lesquelles elles s’inscrivent.

En conclusion

On n’arrêtera pas les cookies ! Voyons les choses en face : la publicité ciblée ne disparaîtra pas et l’exploitation des données privées non plus. Pour une simple et bonne raison, parce que cela permet une véritable création de valeur :

  • Offrir au consommateur ce qu’il a envie de voir…
    et que personne ne s’y méprenne, il le fait déjà tout à fait consciemment quand il utilise Netflix, Spotify ou Youtube. 70% de ses choix lui sont dictés par des machines, grâce à des algorithmes de personnalisation. Et nous leurs en somme reconnaissants : qui se souvient du temps passer à trouver un bon film dans une vidéothèque, alors que sur Netflix cela vous prend à peine quelques minutes (voir secondes)
  • Créer de la donnée exploitable pour inventer de nouveaux services.
    La véritable question est « qui bénéficie aujourd’hui de cela (plic plic les GAFAMS) ? » Et ne devrait-il pas y avoir une meilleure redistribution de ces océans de données créées par tous et pour tous ?
  • In fine, évidemment, créer plus de richesses
    … que l’on pourra utiliser partiellement dans des objectifs prédominants et communs (comme réduire les émissions de gaz à effet de serre liés à l’économie numérique).

Alors ? Vous voyez qu’il y en avait des chose à dire sur ces cookie walls !

N’hésitez pas à commenter pour contribuer au débat ! Et lisez aussi ceci, deux points de vue très éclairants :

Sur le blog d’Axeptio, une société spécialisé dans les fenêtres de consentement : Consent Wall et Cookie Wall

Sur Mais où va le Web : Le “CookieWall”, solution pour continuer à tracer malgré le RGPD

Photo par Alina Grubnyak

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